Tunisie. Le discours raciste du président déclenche une vague de violence contre les Africain·e·s Noirs

Les autorités tunisiennes doivent mettre immédiatement fin à la vague d’attaques visant les migrant·e·s africains noirs qui a commencé à déferler sur la Tunisie début février et s’est intensifiée au lendemain des propos racistes et xénophobes tenus par le président Kaïs Saïed le 21 février, a déclaré Amnesty International le 10 mars 2023.

Les autorités doivent enquêter et amener les responsables présumés à rendre des comptes, notamment lorsque des policiers sont impliqués dans les agressions. Elles doivent libérer tous les migrant·e·s détenus arbitrairement et veiller à ce qu’ils ne soient pas renvoyés contre leur gré.

Les propos haineux et discriminatoires du président Kaïs Saïed lors d’une réunion du Conseil de sécurité nationale le 21 février, qui s’apparentaient à un appel à la haine, ont déclenché une flambée de violence raciste à l’égard des Noir·e·s : des groupes sont descendus dans la rue et ont attaqué des migrant·e·s, des étudiant·e·s et des demandeurs et demandeuses d’asile noirs, et des policiers ont procédé à l’arrestation et à l’expulsion de nombre d’entre eux.

Le président Kaïs Saïed a déclaré que « des hordes d’immigrés clandestins provenant d’Afrique subsaharienne » avaient déferlé sur la Tunisie et étaient à l’origine « de violences, de crimes et d’actes inacceptables ». Il a ajouté que c’était une situation « anormale » qui s’inscrivait dans le cadre d’un plan criminel conçu dans le but de « métamorphoser la composition démographique de la Tunisie » et de la transformer « seulement en un État africain qui n’appartienne plus au monde arabo-islamique ».

« Le président Kaïs Saïed doit retirer ses propos et ordonner la tenue d’enquêtes afin de faire clairement savoir que la violence raciste anti-Noirs ne sera pas tolérée. Il doit cesser de trouver des boucs émissaires pour les problèmes économiques et politiques du pays. La communauté des migrant·e·s noirs africains en Tunisie a désormais peur des agressions, des arrestations arbitraires et des expulsions sommaires, a déclaré Heba Morayef, directrice pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.

« Jusqu’à présent, les autorités tunisiennes ont cherché à minimiser ces attaques violentes, voire à les nier complètement. Elles doivent donner la priorité aux enquêtes sur les faits de violence policière à l’encontre des migrant·e·s noirs, mettre immédiatement fin aux retours forcés qui sont en cours et prévenir toute autre attaque à caractère raciste par des bandes ou des agents de l’État. »

Depuis deux semaines, les autorités nient les violences racistes commises à l’égard des Africain·e·s noirs. Après le tollé international provoqué par les propos du président, elles ont annoncé le 5 mars de « nouvelles mesures » afin de faciliter le séjour légal des migrant·e·s, ainsi qu’une procédure de rapatriement pour ceux « qui souhaitent quitter volontairement le pays ». Cependant, les attaques et les violences se poursuivent.

Amnesty International a interrogé 20 personnes à Tunis, dont cinq demandeurs et demandeuses d’asile et 15 migrant·e·s sans papiers originaires du Cameroun, de Sierra Leone, du Ghana, du Nigeria, de Guinée et de Côte d’Ivoire. Ils ont tous été attaqués par des foules et dans trois cas au moins, la police était présente mais n’est pas intervenue pour stopper l’agression ni arrêter les auteurs.

Avocats Sans Frontières (ASF), organisation qui fournit une aide juridique aux personnes demandeuses d’asile et migrantes, a confirmé qu’au moins 840 Africain·e·s noirs – migrant·e·s, étudiant·e·s ou demandeurs et demandeuses d’asile – ont été arrêtés dans plusieurs villes de Tunisie depuis début février.

D’après de nombreuses personnes interrogées, la violence et l’hostilité à l’égard des Noir·e·s faisaient partie de leur quotidien en Tunisie. Toutefois, 20 témoins ont indiqué que les attaques s’étaient intensifiées après le discours du président.

Des attaques racistes menées par des groupes après l’incitation à la haine du président

Selon les personnes interrogées, après le discours du président, des Tunisiens, parfois armés de bâtons et de couteaux, sont descendus dans les rues de la capitale et les ont attaqués ou ont fait irruption chez elles.

Le 24 février, Manuela D., 22 ans, demandeuse d’asile camerounaise, a été poignardée à la poitrine et très grièvement blessée. Elle a été agressée par un groupe de six hommes qui lui ont hurlé des injures racistes.

Selon son témoignage, elle se trouvait dans le quartier d’Ariana à Tunis, devant un café, lorsqu’elle a reçu un violent coup à la nuque. Elle est tombée à terre et a entendu des voix crier, en français : « Rentrez chez vous, bande de Noirs, on ne vous veut pas ici ».

Lorsqu’elle a repris connaissance, elle se trouvait à l’hôpital, couverte de sang, ses vêtements déchirés. Elle avait une longue plaie ouverte sur le sein droit, ainsi que d’autres blessures au niveau du ventre et des lèvres. Elle a envoyé à Amnesty International une photo prise ce soir-là, montrant sa blessure à la poitrine.

Aziz, 21 ans, originaire de Sierra Leone, a raconté qu’il était arrivé en Tunisie en juin 2021 pour travailler comme ouvrier dans le bâtiment. D’après son témoignage, quelques jours après le discours du président, 10 Tunisiens sont venus chez lui à Ariana, ont fracassé la porte, volé ses affaires et l’ont mis dehors avec sa famille. Ses agresseurs, qui ont également bousculé son épouse, ont dit : « “Tous les Noirs doivent partir”. Ils ne veulent pas nous voir, ils ne veulent pas de nous ici… Ils ont pris notre argent, même notre nourriture, et nous ont dit qu’ils ne voulaient pas de Noirs, que nous devions retourner en Afrique. »

Dans huit cas, les travailleurs·euses migrants et demandeur·euses d’asile ont indiqué qu’une foule les avait chassés de chez eux et avait volé ou détruit leurs biens. Dix ont raconté qu’ils avaient été expulsés par leurs propriétaires, les autorités les ayant menacés de punir toute personne qui héberge ou emploie des « migrants clandestins ».

Certaines des personnes interrogées vivaient dans des conditions insalubres dans un camp de fortune devant les locaux de l’Organisation internationale pour les migrations, à Tunis, et n’avaient pas accès à la nourriture, hormis celle distribuée par des associations de citoyens bénévoles, aux toilettes ni à des vêtements chauds, car elles avaient perdu tous leurs biens.

Attaques imputables à des policiers

Trois personnes interrogées ont déclaré avoir été agressées ou arrêtées par des policiers.

Milena, étudiante originaire du Burkina Faso, a affirmé qu’elle a été agressée verbalement et physiquement par des policiers. D’après son témoignage, elle sortait du supermarché dans la matinée du 3 mars lorsque trois Tunisiens qui se trouvaient non loin ont commencé à l’insulter et à lui dire de quitter le pays.

Une voiture de police qui passait s’est alors arrêtée, mais au lieu de s’occuper des agresseurs, les policiers lui ont demandé de présenter son permis de séjour. Elle a répondu qu’elle était étudiante et leur a montré ses documents scolaires.

Elle a été menottée sur-le-champ, contrainte de monter dans la voiture de police et emmenée au poste d’Ariana. « Lorsque je suis arrivée au poste, un policier m’a crié “Vous, les Noirs, vous créez des problèmes”… et un autre m’a donné un coup de genou dans le ventre. »

Au bout de quatre heures de détention, ils l’ont relâchée car une Tunisienne qu’elle connaissait s’est portée garante pour elle.

Arrestations et retours forcés

Djomo, 30 ans, ouvrier du bâtiment originaire de Côte d’Ivoire, a déclaré que le 5 mars, vers 20 heures, il dormait dans un logement à Sfax qu’il partage avec cinq colocataires, lorsqu’il a entendu un énorme coup sur la porte. Un groupe d’une dizaine d’hommes a fait irruption chez lui.

« Ils étaient armés de bâtons, certains ont forcé deux de mes colocataires à sortir et les ont frappés jusqu’à ce qu’ils tombent par terre. D’autres ont commencé à tout détruire dans la maison, ont pris l’argent et certains de nos téléphones. La Garde nationale est arrivée une demi-heure plus tard, ils n’ont pas arrêté les agresseurs, mais nous ont menottés et nous ont emmenés au quartier général. »

Djomo a été arrêté avec 25 autres personnes cette nuit-là, dont une femme enceinte de huit mois. Le lendemain, tous ont comparu devant un tribunal, mais ont été libérés dans l’après-midi sans avoir été jugés. Djomo a déclaré que le propriétaire leur avait dit qu’ils ne pouvaient pas retourner dans la maison. Au moment de l’entretien, Djomo vivait dans la rue.

Amnesty International a examiné des vidéos et des photos récentes prises à l’intérieur du centre de détention de Ouardia, à Tunis, montrant des agents des forces de sécurité frapper des migrants. Dans l’une de ces vidéos, on voit des policiers traîner de force un homme noir en bas d’un escalier.

Ces derniers jours, des centaines d’Africain·e·s noirs ont été victimes d’actes d’intimidation dans le but de les renvoyer dans leurs pays d’origine. C’est le cas d’au moins 300 Malien·ne·s et Ivoirien·ne·s, renvoyés le 4 mars dans le cadre de ce que les autorités ont qualifié d’« évacuation volontaire ». Un groupe de migrant·e·s s guinéens a été rapatrié le 1er mars.

Complément d’information

En 2018, la Tunisie a été le premier pays de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord à promulguer une loi qui pénalise la discrimination raciale et permet aux victimes de racisme de demander réparation pour des violences verbales ou des actes physiques de racisme. Ces derniers mois, une campagne de haine à l’égard des Noir·e·s s’est répandue sur les réseaux sociaux et dans les médias. Le parti appelé Parti nationaliste tunisien, qui adhère à l’idéologie du « grand remplacement » et considère que la présence des Africain·e·s noirs en Tunisie s’inscrit dans « un complot visant à changer la composition de la société tunisienne », est régulièrement invité dans les médias et ses membres expriment haut et fort ces opinions en ligne, sans que les autorités ne réagissent.

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