Une « génération perdue » d’enfants rohingyas n’aura nulle part où aller

AMNESTY INTERNATIONAL

ARTICLE

AILRC-FR

Journée internationale de l’éducation

24 janvier 2020

Saad Hammadi, chargé de campagne sur l’Asie du Sud

Alors que le monde célèbre la Journée internationale de l’éducation le 24 janvier 2020, près de cinq millions d’enfants grandissent au Bangladesh sans avoir accès à l’éducation. Non seulement les 4,3 millions d’enfants bangladais qui n’ont jamais vu l’intérieur d’une salle de classe, mais aussi les 500 000 enfants rohingyas confinés dans les camps de réfugiés à Cox’s Bazar.

Que nous envisagions le retour des réfugiés au Myanmar lorsque les conditions de sécurité seront réunies ou leur réinstallation dans un pays tiers, ou toute autre solution pour résoudre la crise, sans éducation, toute une génération d’enfants rohingyas perdra l’occasion de faire valoir leurs droits, d’améliorer leur vie ou de contribuer à l’économie dans laquelle ils vivent. Depuis deux ans et demi, leurs vies sont en suspens et leur avenir est paralysé par l’incertitude.

Certains des enfants rohingyas avec lesquels je me suis entretenu allaient terminer leur scolarité dans quelques mois lorsqu’ils ont été contraints de fuir leur foyer du fait des agissements de l’armée du Myanmar, certains actes constituant des crimes contre l’humanité. Depuis, ils ont encore perdu deux années scolaires. Tant qu’ils seront contraints de rester dans les camps, la perspective de bénéficier des chances que chaque enfant mérite continuera de s’éloigner.

Ils risquent de devenir « une génération perdue ».

Les enfants de la communauté d’accueil de Cox’s Bazar ne sont hélas guère mieux lotis. D’après un rapport sur l’analyse rapide des risques relatifs à l’éducation publié en 2018 par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), Cox’s Bazar présente le plus faible pourcentage d’enfants d’âge primaire scolarisés en CP dans le pays, à savoir 71 %, et le deuxième taux d’abandon, à 31 %.

L’afflux de réfugiés en 2017 a causé du tort à l’économie locale, la vie devenant entre cinq et sept fois plus chère. Les enseignants qualifiés ont quitté les établissements scolaires et les élèves ont abandonné leur scolarité à Cox’s Bazar pour trouver des emplois dans le camp des Rohingyas, d’après un rapport de l’USAID. Tous ces facteurs compromettent la continuité de l’éducation pour les enfants de la communauté d’accueil.

La communauté internationale doit soutenir le Bangladesh et partager la responsabilité s’agissant de dispenser un enseignement à tous les enfants à Cox’s Bazar, aux réfugiés rohingyas comme à la communauté hôte. De nombreux pays, dont le Canada et les États-Unis, sont prêts à financer une éducation adaptée, agréée et de qualité pour les enfants dans l’État d’Arakan au Myanmar et au Bangladesh.

Il nous semble toutefois essentiel de ne pas passer à côté des répercussions qu’aurait le fait de laisser grandir une génération sans éducation, une génération de personnes qui ne seront pas en mesure de parler pour elles-mêmes, de dénoncer les violations de leurs droits, de tirer parti des avantages d’un esprit dynamique et éclairé, ni de se sortir elles-mêmes de leur situation difficile.

La Convention relative aux droits de l’enfant, traité contraignant que le Bangladesh a ratifié, dispose clairement que l’éducation peut et doit viser à favoriser l’épanouissement de la personnalité de l’enfant et le développement de ses dons et de ses aptitudes mentales et physiques, dans toute la mesure de ses potentialités, tout en inculquant à l’enfant le respect des droits de l’homme et en le préparant à assumer les responsabilités de la vie dans une société libre. Si ce n’est pas le cas, le risque est de condamner la plupart de ces enfants à une vie faite de pauvreté et d’exploitation, et parfois de les livrer à de graves activités criminelles, telles que le trafic de stupéfiants, la traite des enfants ou le recrutement dans des groupes armés violents.

Des milliers d’enfants et de jeunes rohingyas sont privés d’accès à l’éducation dans leurs villages et villes au Myanmar, où il n’y a pas d’écoles ni d’universités où ils peuvent être scolarisés, tout comme dans les lieux où ils se ont réfugiés. Au fil du temps, cette privation d’accès à l’éducation a fini par laisser à la traîne toute la communauté rohingya.

Nous devons nous demander si laisser une communauté subir cette situation est digne du monde dans lequel nous souhaitons vivre. Sans doute des Rohingyas éduqués seront-ils mieux à même de résoudre leurs problèmes que s’ils dépendent de l’aide humanitaire qui ne cesse de s’amenuiser dans le monde pour les réfugiés.

Il est encourageant que certains décideurs politiques au Bangladesh reconnaissent l’importance d’une éducation adaptée, homologuée et de qualité pour les enfants rohingyas. Un pays qui accorde la priorité à l’avancée des Objectifs de développement durable devrait aussi viser la réalisation de l’Objectif 4 (accès à une éducation de qualité) – et ce dès que possible.

Un jeune Rohingya a écrit récemment dans un article : « La communauté internationale peut agir en vue d’aider des générations de jeunes Rohingyas pris pour cibles uniquement parce qu’ils suivaient une scolarité. »

Nous devons également nous demander si un pays comme le Bangladesh, qui avance à grands pas vers la prospérité économique, peut se permettre de négliger toute une génération. Alors que nous encourageons les pays riches à partager la responsabilité de la crise qui frappe le Bangladesh du fait de l’afflux des réfugiés, le gouvernement doit profiter de cette occasion pour améliorer l’accès à l’éducation pour tous les enfants à Cox’s Bazar.

Le Canada a mis sur pied un projet de 16 millions de dollars canadiens (environ 11 millions d’euros), « Santé et éducation à Cox’s Bazar », qui se déroulera jusqu’en juillet 2023, et un projet de 5 millions de dollars canadiens (environ 3,5 millions d’euros) pour « Renforcer la qualité de l’éducation pour les enfants à Cox’s Bazar, au Bangladesh », opérationnel jusqu’en novembre 2021. Ces deux projets couvrent l’accès à l’éducation des enfants dans la communauté d’accueil et parmi les réfugiés rohingyas. En septembre 2019, les États-Unis ont annoncé plus de 127 millions de dollars (environ 115 millions d’euros) d’aide humanitaire, couvrant notamment l’accès à l’éducation pour les réfugiés rohingyas au Bangladesh et pour les Rohingyas et les membres d’autres communautés touchées au Myanmar.

Si cette aide est plus que bienvenue, il faut encore faire davantage, ce qu’illustre le Plan d’intervention conjoint de l’ONU, qui fera un premier appel à hauteur de 877 millions de dollars (environ 795 millions d’euros) pour 2020 afin de couvrir les besoins des personnes touchées par la crise des réfugiés.

Afin de dispenser une éducation adaptée, agréée et de qualité qui protège la diversité de l’identité sociale, culturelle et linguistique des Rohingyas, mais aussi de la communauté d’accueil, il faut discuter plus avant de la logistique et des ressources. Cela ne pourra se faire que si les habitants et le gouvernement du Bangladesh reconnaissent l’importance de cette éducation sur le principe et témoignent de leur soutien. L’un des moyens de les y amener est de signer cette pétition : https://www.amnesty.org/en/get-involved/take-action/empower-rohingya-children-with-education/.

Saad Hammadi est chargé de campagne pour l’Asie du Sud à Amnesty International.

Sur Twitter : @saadhammadi