TRIBUNE
Par Samira Daoud et Marceau Sivieude, Bureau Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale.
Le 28 avril, la Côte d’Ivoire a retiré la possibilité à ses citoyens et aux ONG de saisir la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples pour dénoncer les possibles violations des droits humains par l’Etat.
Le Bénin l’avait précédé de peu en formulant ce retrait le 24 mars, tout comme la Tanzanie en novembre 2019 et le Rwanda en 2016. Lorsque ces retraits auront tous pris effet, seuls le Burkina Faso, le Mali, le Malawi, la Gambie, le Ghana et la Tunisie autoriseront cette saisine. Cette tendance est inquiétante. Elle démontre un recul net de la protection des droits humains dans les pays ayant opéré ces retraits. Elle met à mal le système africain de protection des droits humains.
La Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples (la Cour) est l’organe judiciaire supranational de protection des dispositions de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples, basée à Arusha, en Tanzanie. A l’instar de la Cour européenne des droits de l’Homme ou de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme, elle peut juger le respect par un Etat de ses obligations en matière de protection des droits humains.
Cette Cour a mis du temps à se mettre en place compte tenu des nombreux obstacles politiques mis en travers de son chemin par des chefs d’Etat et de gouvernement peu enclins à voir une institution indépendante juger du comportement des autorités en matière de protection des droits humains. C’est en 1994 que l’Organisation de l’Unité Africaine a déclenché le processus d’élaboration du protocole portant création de la Cour. Et ce n’est que sous la pression de la société civile africaine et internationale que ce protocole sera adopté en 1998 et entrera en vigueur en 2004. Il faudra attendre 2009 pour que la Cour rende sa première décision.
Depuis sa création, la Cour a été saisie de 268 affaires déposées par des individus ou des ONG. 90 affaires étaient finalisées à mars 2020. La Cour a eu à se prononcer sur de nombreuses plaintes portant en particulier sur le droit à un procès équitable, mais également d’autres droits tels que la liberté d’expression ou encore le respect de la dignité et l’interdiction de la torture, créant une jurisprudence d’importance pour le continent.
Parmi ses décisions les plus retentissantes, en 2015, la Cour a demandé au Burkina Faso de reprendre les investigations en vue de rechercher, poursuivre et juger les auteurs des assassinats de Norbert Zongo, le journaliste d’investigation retrouvé mort calciné avec trois de ses compagnons dans sa voiture, en 1998. En mai 2017, la Cour a conclu à la violation par le Kenya des droits et libertés du peuple Ogiek, chassé sans consultation de ses terres ancestrales dans la forêt Mau.
En posant leur acte de retrait, les autorités ivoiriennes ont dénoncé le fait que la Cour avait violé la souveraineté de l’Etat et s’était immiscée dans ses affaires intérieures. Pourtant c’est bien en toute souveraineté que la Côte d’Ivoire a ratifié la Charte africaine et le protocole de la Cour et accepté que les individus et les ONG puissent la saisir. Par ailleurs la Cour ne peut être saisie par ceux-ci que si et seulement si les voies de recours internes ont été épuisés. Il revient donc aux Etats en premier lieu de garantir la protection des droits humains.
L’excuse de la souveraineté n’est en fait que le vernis qui couvre l’absence de volonté des autorités concernées d’accepter la critique sur leur gouvernance. Dans un contexte politique sensible à quelques mois de l’élection présidentielle, la décision de retrait est venue juste après l’ordonnance de mesures provisoires de la Cour demandant la suspension du mandat d’arrêt émis par la justice ivoirienne contre Guillaume Soro et la remise en liberté provisoire des dix-neuf proches et partisans de l’ancien président de l’Assemblée nationale, afin de préserver leurs droits le temps que la Cour puisse examiner le fond de l’affaire portée par ceux-ci contre l’Etat de Côte d’Ivoire.
Au Bénin, les autorités ont à plusieurs reprises imposé le silence des voix critiques depuis les élections législatives organisées en avril 2019 sans la participation des partis d’opposition exclus du processus et la répression des manifestations de l’opposition qui a fait au moins 4 morts en toute impunité.
Au moins 17 journalistes, blogueurs et militants politiques ont été poursuivis en deux ans au titre d’une loi portant code du numérique qui restreint de manière disproportionnée le droit à la liberté d’expression et la liberté de la presse, en violation du droit international. Pas étonnant dans ce contexte que les autorités aient décidé de retirer le droit de recours des individus à la Cour africaine qui avait par ailleurs pris une décision favorable à l’opposant politique Sébastien Ajavon en 2019.
La Côte d’Ivoire, le Bénin, la Tanzanie et le Rwanda étaient aux avant-gardes des pays africains en permettant l’accès direct des individus et des ONGs à la Cour. Le retrait de cet accès est un signal fort du recul des droits humains dans ces pays. Les autorités concernées devraient revenir sur leur décision et les autres Etats membres de l’Union Africaine devraient réagir en apportant leur soutien au système régional de protection des droits humains, sous peine de le voir s’effondrer.