Il faut en finir avec l’utilisation abusive des gaz lacrymogènes, pour la sécurité des manifestant·e·s pacifiques

AMNESTY INTERNATIONAL

ARTICLE

AILRC-FR

12 juin 2020

Ariela Levy et Patrick Wilcken

Il y a un an aujourd’hui, dans le cadre d’une réponse chaotique à une manifestation largement pacifique, la police de Hong Kong tirait des salves de gaz lacrymogènes dans et aux abords de la Tour CITIC, tandis que les manifestant·e·s pris au piège se réfugiaient dans le bâtiment pour échapper aux fumées toxiques. Les mois suivants, la police a tiré des dizaines de milliers de grenades lacrymogènes sur les manifestant·e·s, dans une vaine tentative d’étouffer les rassemblements.

Hong Kong fut l’exemple le plus visible de l’utilisation abusive des gaz lacrymogènes, en forte hausse partout dans le monde. Avant même la généralisation de leur utilisation dans diverses villes à travers les États-Unis, au cours de l’année écoulée, des manifestations dans des dizaines de villes de toutes les régions du globe ont été aspergées de « substances chimiques irritantes » – bel euphémisme.

Amnesty International a fait des recherches sur ce phénomène, principalement en analysant des vidéos postées sur les plateformes de réseaux sociaux, telles que Facebook, YouTube et Twitter. En employant des méthodes d’investigation à partir d’informations disponibles en accès libre, elle a vérifié près de 500 vidéos et recensé près de 80 événements dans 22 pays et territoires lors desquels la police a utilisé du gaz lacrymogène à mauvais escient, et elle a confirmé le lieu, la date et la validité de ces données. Cette étude, associée à des entretiens menés avec des manifestant·e·s, révèle une tendance inquiétante, observée dans le monde entier, consistant à utiliser de façon illégale des gaz lacrymogènes.

Ils ont été tirés à travers le pare-brise d’une voiture de tourisme, dans un bus scolaire, sur un cortège funéraire, dans des hôpitaux, des immeubles d’habitation, dans le métro, dans des centres commerciaux et, étonnamment, dans des rues presque désertes. Les forces de l’ordre ont tiré des grenades lacrymogènes directement sur des personnes, causant des décès, ainsi que depuis des camions, des jeeps et des drones lancés à pleine vitesse. En face, on trouve des manifestant·e·s pour le climat, des lycéen·ne·s, des professionnel·les de santé, des journalistes, des migrant·e·s et des défenseur·e·s des droits humains, comme les membres du mouvement Bring Back Our Girls, au Nigeria.

Un médecin à Omdurman, en périphérie de Khartoum, la capitale du Soudan, a raconté que des gaz lacrymogènes ont été tirés dans la salle des urgences de l’hôpital, blessant 11 personnes. Selon des manifestants à Abuja, les types de gaz tirés contre les manifestants pacifiques ont conduit nombre d’entre eux à s’évanouir et à être amenés à l’hôpital. Ils ont noté que l’exposition à un agent chimique utilisé dans les canons à eau brûlait et faisait des trous dans leurs banderoles et leurs vêtements. À Caracas, plusieurs vidéos montrent des policiers tirant des grenades lacrymogènes directement sur les manifestants, causant des blessés graves et au moins un mort.

L’impact des gaz lacrymogènes est tel qu’Amnesty International tire les mêmes conclusions que Nils Melzer, rapporteur spécial de l’ONU sur la torture : dans certaines situations, leur utilisation équivaut à un recours à la torture ou à d’autres formes de mauvais traitements.

Étant donné leur usage généralisé et leur impact en termes de santé publique, l’on pourrait s’attendre à ce que ces armes soient strictement réglementées, avec des normes reconnues au niveau de leur composition chimique, leur conception, leur exportation et leur utilisation.

Il n’en est rien. Les gaz lacrymogènes demeurent dans une zone grise en termes de réglementation et leur commerce est relativement libre à travers le monde. Les grenades se présentent sous toutes les formes et toutes les tailles, contiennent différents types et quantités de substances chimiques toxiques et sont tirées par tout un éventail d’engins, dont des lanceurs multiples tirant des dizaines de projectiles simultanément. Bien souvent, il est difficile de savoir quel cocktail chimique précis se trouve à l’intérieur d’une grenade et quels tests de sécurité ont été effectués avant leur commercialisation – s’il y en a eu.

Les gaz lacrymogènes sont fabriqués dans le monde entier par des sociétés très peu réglementées, dont certaines sont de petites entreprises, aux données commerciales étiolées, qui ne publient pas leur politique en matière d’éthique et de droits humains. Certains pays imposent en théorie des évaluations de risques avant d’autoriser les exportations, mais laissent tout passer, sauf les plus visiblement controversées.

Les forces de police adoptent différentes règles d’engagement, beaucoup ne respectant pas du tout les normes et directives de l’ONU. Si elles suivaient réellement des pratiques exemplaires, elles feraient rarement usage de gaz lacrymogènes. Ils ne devraient être utilisés que pour disperser la foule dans des situations de violence plus généralisée, et uniquement lorsque d’autres moyens ont échoué. Ils ne doivent pas être tirés dans des espaces confinés ni lorsque les voies de sortie sont bloquées. Enfin, les grenades ne doivent jamais être tirées directement sur des personnes, ce qui risquerait de leur infliger de graves blessures permanentes ou la mort.

On peut expliquer en partie cette ambiguïté au niveau de la réglementation par le fait que les gaz lacrymogènes sont les laissés-pour-compte des initiatives visant à contrôler les armes chimiques et les armes en général. Si leur usage « en tant que moyen de guerre » est explicitement prohibé par la Convention sur l’interdiction des armes chimiques, les agents de lutte antiémeute (dont les gaz lacrymogènes) sont autorisés à des fins de maintien de l’ordre public « aussi longtemps que les types et quantités en jeu sont compatibles avec de telles fins ». Cependant, puisque la Convention ne définit pas le « maintien de l’ordre public » et ne donne pas de directives sur les « types » et les « quantités » appropriés, les États peuvent l’interpréter à leur guise. Il en résulte une mosaïque de régimes de contrôle nationaux, trop souvent ignorés.

Toutefois, dans cette confusion réglementaire, brille une lueur d’espoir. L’ONU a lancé une consultation sur des mesures internationales visant à contrôler le commerce des produits pouvant servir à des fins de torture et d’autres formes de mauvais traitements. Il est essentiel que les agents de lutte antiémeute, y compris les gaz lacrymogènes, soient inclus dans ce cadre. La réglementation internationale est débattue, ce qui ne dispense pas les États d’imposer leurs propres restrictions, et d’interdire le commerce de gaz lacrymogènes en cas de risques flagrants d’atteintes aux droits humains et de contrôler strictement l’usage qui en est fait  sur leur territoire.

Alors que Hong Kong se prépare à une nouvelle vague de manifestations et que sa police se tient prête à sévir, la réglementation internationale des gaz lacrymogènes – leur composition, fabrication, commerce et utilisation – prend tout son sens. En vue de mettre un terme aux abus constatés à Hong Kong et dans le monde, il faut traiter les gaz lacrymogènes pour ce qu’ils sont : une arme potentiellement dangereuse, voire mortelle, commercialisée et déployée de manière irresponsable dans le monde entier.

Ariela Levy travaille au Laboratoire de preuves du programme Réaction aux crises d’Amnesty International.

Patrick Wilcken est chercheur sur le contrôle des armes, la sécurité et les droits humains à Amnesty Note : Cet article est initialement paru dans le South China Morning Post