Salil Shetty
Cet article est tiré d’un discours prononcé par Salil Shetty le 22 mai 2018 à la London School of Economics. Vous pouvez télécharger le texte original en cliquant ici.
Les droits humains ont toujours fait l’objet de tentatives de récupération et de manipulation à des fins politiques, mais le pouvoir et la capacité d’action doivent rester aux mains de celles et ceux qui souffrent de l’oppression et de l’injustice.
Cette année est une année importante pour les droits fondamentaux de la personne. Le mois de décembre marquera le 70e anniversaire de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Les 70 ans qui se sont écoulés ont été marqués par des progrès majeurs en matière, entre autres, de droits des femmes et de droits des personnes LGBTI, de lutte contre la peine de mort et de protection des civils lors des conflits.
Nous sommes pourtant nombreux à penser que l’heure n’est pas aux réjouissances. Le système international de protection des droits humains est dans une impasse, incapable de répondre efficacement aux crises, que ce soit au Myanmar, en Syrie ou encore à Gaza. Très rares sont les dirigeants politiques prêts à se battre pour les droits humains et à choisir la voie de l’éthique sur la scène mondiale. On assiste à une érosion rapide du respect des normes établies.
Le moment est par conséquent bien choisi pour nous demander pourquoi nous avons besoin des droits humains et à quoi ils servent. En fait, bien souvent, ces droits ne veulent pas dire la même chose pour tout le monde. Et, pour bon nombre d’hommes et de femmes du monde en voie de développement, ils ne veulent rien dire du tout. J’ai grandi en Inde dans les années 1970, à une époque où le Premier ministre d’alors, Indira Gandhi, avait suspendu presque tous les droits civils et politiques. Mon père et ma mère militaient tous deux pour la cause des dalits et pour les droits des femmes, et moi, je suis devenu président du syndicat étudiant de mon université. Je ne me considérais pourtant pas comme un militant des droits humains. À l’époque, la plupart des Indiens ne connaissaient guère le langage et la rhétorique des droits fondamentaux de la personne, tels qu’ils étaient pratiqués à Londres, à Genève et à New York. Maintenant que je connais cette rhétorique, je suis persuadé que, dans ces années-là déjà, j’avais tout du défenseur des droits humains. Toutefois, je n’ai pas l’impression que les choses aient beaucoup changé à cet égard dans le corps politique indien contemporain.
Je considère par conséquent la cause des droits humains comme l’ensemble des luttes des gens ordinaires destinées à obliger ceux et celles qui détiennent le pouvoir à rendre des comptes, en particulier lorsque ce pouvoir fait l’objet d’abus commis par des responsables de l’État ou de certaines entreprises. Peu importe qu’il s’agisse d’un mari violent, d’un propriétaire abusif, d’un gouvernement qui fait de certaines personnes des délinquants uniquement en raison de ce qu’elles sont ou d’États jouant avec la vie des gens au sein du Conseil de sécurité, le principe est le même : celui de l’abus de pouvoir commis contre ceux et celles qui, justement, sont sans pouvoir. C’est pourquoi nous avons besoin d’un certain nombre de règles, besoin des droits humains.
« Je considère par conséquent la cause des droits humains comme l’ensemble des luttes des gens ordinaires destinées à obliger ceux et celles qui détiennent le pouvoir à rendre des comptes. »
Mais faut-il vraiment décoloniser les droits fondamentaux de la personne ? Est-ce bien la bonne approche ? J’aimerais discuter avec vous de la manière dont nous pouvons, nous qui croyons aux droits humains, nous donner les moyens de l’emporter face aux formidables défis auxquels nous sommes actuellement confrontés, en partant de l’optique de la décolonisation.
En premier lieu, force est de constater que les droits humains et la décolonisation procèdent d’un même principe, celui de la lutte pour la liberté face aux abus de pouvoir. Le cadre moderne des droits humains, tel que nous le connaissons, est né dans le creuset de la décolonisation, un contexte historique dont nous ferions bien de nous rappeler.
Ensuite, les droits humains eux-mêmes font depuis toujours l’objet de tentatives de colonisation, sous forme de récupération et de manipulation à des fins politiques. À cet égard, la lutte pour la décolonisation des droits fondamentaux de la personne humaine est une lutte permanente.
Troisième chose : pour être fidèle à l’essence même des droits humains, nous devons nous reconnecter aux luttes des gens ordinaires qui se battent contre les abus de pouvoir.
Ceci étant dit, je pense que, si l’aspect colonial de l’institution des droits humains est un élément, ce n’est certainement pas le plus important. Au bout du compte, les droits fondamentaux concernent la lutte permanente des personnes et des peuples marginalisés et opprimés contre les abus, les inégalités et les excès du pouvoir. Il est de mise depuis longtemps déjà de considérer les droits humains en termes d’opposition Nord/Sud ou Est/Ouest, mais ce type d’analyse a tendance à passer à côté des liens historiques qui existent entre le système des droits humains et les luttes des gens contre l’oppression. Historiquement, nombre de ces luttes s’inscrivaient bien sûr dans la problématique de la décolonisation. Mais elles se sont très souvent mues en luttes des gens ordinaires confrontés à des dirigeants du cru qui avaient remplacé le colonisateur européen, mais qui, en fait, lui ressemblaient beaucoup.
Pourtant, l’accent mis sur l’inscription dans les textes des droits humains et les discussions de salon sur l’opposition Est-Ouest n’ont guère permis de doter ceux et celles qui en avaient le plus besoin d’outils efficaces pour la défense des droits fondamentaux. L’idée, selon laquelle les droits humains constituaient en fait un accessoire intégré dans la Pax Americana, a fini par gagner du terrain. Et les droits humains, notamment les droits civils et politiques, ont progressivement été associés aux modèles politiques et économiques dominants préconisés par les puissances occidentales. En outre, nombre des grandes organisations non gouvernementales que nous sommes, y compris Amnesty International, se sont trop longtemps appuyées sur une vision qui faisait de l’Amérique et de l’Europe les gardiens des droits fondamentaux de la personne. Lorsque notre puissance, notre argent et notre structure de prise de décisions nous viennent du Nord, le message que nous envoyons reflète l’autorité morale du Nord. Nous perdons les liens organiques qui devraient nous unir aux luttes d’autres régions du monde.
L’hypocrisie des Occidentaux concernant les droits fondamentaux a atteint son paroxysme d’absurdité dans le cas de la base de Guantánamo : sorte de vide d’où les droits humains sont exclus, créé au service d’une « guerre contre le terrorisme » menée au nom de la liberté et des valeurs qui sont censées fonder ces mêmes droits humains. C’est tout l’édifice qui s’écroule. Le déni éhonté des droits des réfugiés et l’islamophobie endémique qui sévit actuellement sont autant de preuves supplémentaires de cette hypocrisie et d’une vision sélective des choses.
La vague actuelle de commentaires aussi éminents que sceptiques semble basée sur divers postulats concernant les droits humains et sur la date de leur émergence. J’aimerais pourtant répéter ici ma préférence pour une vision des droits humains perçus comme représentant l’affirmation des luttes en cours contre les abus, les excès et la violence du pouvoir. Dans cette optique, je me permets de suggérer trois grandes voies à suivre.
Nous avons tout d’abord besoin d’avoir une vision forte de l’humanité, qui trouve un écho chez les gens ordinaires. Nous sommes confrontés à un grave problème dans de nombreuses régions du monde, depuis les Philippines jusqu’à la Turquie, en passant par l’Inde et les États-Unis, où ceux et celles qui plaident en faveur des droits humains sont dépeints comme faisant partie de l’élite et comme étant les ennemis de tout développement endogène. À cet égard, les défenseurs des droits humains sont eux-mêmes présentés par leurs adversaires comme des colonisateurs, qui se battent pour les droits des minorités et de la « racaille ». Pour Samuel Moyn, les droits humains sont le vecteur de nos rêves utopiques. Mais nous ne pouvons pas partir du principe que les gens vont nécessairement décliner leurs utopies en termes de droits humains.
De nouvelles questions éthiques commencent également à se dessiner. Le monde de l’entreprise produit de nouveaux colonisateurs, dont beaucoup viennent de la Silicon Valley. Certains colonisent Internet, d’autres veulent occuper d’autres planètes et l’espace intersidéral. Les technologies exponentielles posent de nouvelles questions sur ce que « être humain » veut dire.
Face à l’explosion de l’intelligence artificielle, face à l’automatisation croissante des tâches, qui détruit les emplois et interroge sur l’adéquation de nos modèles de protection sociale, face aux effets de plus en plus évidents d’algorithmes opaques sur notre tribalisme et la prise de décisions collective, nous avons manifestement besoin d’un cadre éthique.
Il est ensuite très important de remettre en question de manière fondamentale la distinction entre droits civils et politiques d’un côté et droits économiques et sociaux de l’autre. Les gens ne vivent pas leur vie en ces termes. Cette distinction n’a jamais fonctionné dans les pays du Sud, où ceux qui n’ont pas la parole sont pauvres et où les pauvres n’ont pas la parole. Des pauvres qui se trouvent bien souvent à la merci de puissantes entreprises privées et de pouvoirs publics qui travaillent main dans la main. L’un des meilleurs exemples de cette situation est celui des enfants qui travaillent dans les mines de cobalt artisanales de la République démocratique du Congo, d’où provient environ 10 % de la production mondiale de ce métal. Même si les choses évoluent actuellement, lentement, les entreprises n’en font toujours pas assez pour en finir avec le travail des enfants au niveau de leur chaîne d’approvisionnement, tandis que l’État est plus enclin à continuer de masquer les problèmes qu’à s’en saisir sérieusement.
Troisièmement, tant que nous ne nous tiendrons pas aux côtés des gens dans leurs luttes, nous ne pourrons pas vraiment espérer changer la donne durablement. La solidarité internationale a été un puissant argument incitant les habitants et les organisations des pays du Nord à soutenir les luttes des pays du Sud, mais cela ne peut pas remplacer la capacité d’action. La nécessité de veiller à ce que le pouvoir et la capacité d’action restent aux mains de ceux et celles qui sont victimes de l’oppression et de l’injustice est au cœur du « projet » des droits humains.
Notre engagement pour la décolonisation des droits commence aux côtés de toutes celles et de tous ceux qui s’unissent pour lutter contre l’oppression. La montée en puissance, l’an dernier, des mouvements en faveur des droits des femmes et des filles, comme #MeToo ou Time’s Up, est particulièrement édifiante. Le démantèlement du patriarcat est peut-être la lutte la plus ancienne qui soit, et il ne s’agit pas d’un combat isolé. Depuis des années, les mouvements de défense des droits des femmes nous montrent toute l’importance de la nature plurielle des luttes : femmes noires, femmes dalits, femmes handicapées et femmes n’ayant pas toute la même sexualité se battent toutes sur des fronts à plusieurs niveaux. Mais au bout du compte, leur combat est avant tout une quête de dignité et d’égalité, face à une oppression et à une injustice anciennes.
Permettez-moi de terminer en vous racontant l’histoire de Melchora, une militante autochtone du Pérou. Privées d’eau propre, de nombreuses personnes – hommes, femmes et enfants – tombaient malades, et les enfants n’arrivaient pas à se concentrer à l’école. Avec d’autres membres de sa communauté, Melchora a pris l’affaire en main et l’a portée devant toutes les instances, en se battant pour obtenir justice, menant un courageux combat contre une injustice élémentaire, face à beaucoup plus puissant qu’elle, mais fermement déterminée à faire valoir la légitimité de ses revendications.
Fondamentalement, les droits humains, c’est cela. Ni plus, ni moins.